[Conseil Communautaire 14/10/2022]

Madame la Présidente, chers collègues,

Nous devons aujourd’hui déterminer la position de Grand Poitiers vis-à-vis de la nouvelle version du protocole d’accord sur l’agriculture irriguée proposée par la Préfecture.

Tout d’abord, je souhaite remercier Laurent Lucaud et Fredy Poirier, ainsi que les services de Grand Poitiers qui ont passé une partie de l’été à travailler sur ce protocole. Preuve, si besoin en était, du sérieux avec lequel nous prenons les enjeux de l’Agriculture et de l’Irrigation et plus largement de l’Eau, le A et le I du protocole sur lequel nous devons nous prononcer, qui recouvrent de nombreuses compétences de Grand Poitiers : l’eau potable, la préservation des milieux aquatiques avec la compétence GEMA, mais aussi le Plan Alimentaire Territorial.

Nous avons cet été connu l’été le plus chaud jamais enregistré dans la Vienne, et une sécheresse d’une gravité historique. Cette situation, que l’on pouvait hier qualifier d’exceptionnelle, est amenée à devenir de plus en plus fréquente et intense dans les années à venir, c’est une conséquence directe du changement climatique, que notre génération a la charge d’assumer. Désormais, il faut donc que toutes nos décisions partent non plus des besoins actuels, mais de la ressource en eau disponible, aujourd’hui, et demain.

  • C’est l’objectif de l’étude HMUC, mentionnée dans la délibération. Cette étude constitue, selon l’EPTB qui la pilote, « une étude spécifique pour mieux comprendre le fonctionnement hydrologique du bassin versant du Clain, mieux évaluer la disponibilité de la ressource en eau et identifier les moyens pour rétablir l’équilibre entre les besoins et la ressource disponible en préservant les milieux ». C’est « un diagnostic hydrologique dans un contexte de changement climatique ».
  • Cette étude vise aussi à mieux décrire le lien entre les nappes et les rivières : on sait que les prélèvements importants dans les nappes fragilisent beaucoup les eaux de surface, ça a par exemple été démontré en Espagne, avec la disparition d’une réserve naturelle humide, celle de Donana, du fait d’une longue surexploitation de la ressource en eau. Plus proche de nous, vous avez peut-être vu, comme moi, la vidéo dramatique de cet été produite par la Fédération de Pêche qui a notamment pour mission d’observer les cours d’eau. Des hérons, envasés, en train d’agoniser. Des poissons, dont certaines espèces protégées et spécifiques à notre département, en train de s’asphyxier dans des cours d’eau à sec. Une disparition quasi entérinée dans notre département de l’écrevisse à pattes blanches. La Fédération de pêche nous alerte : “La consommation d’eau est supérieure à la ressource. On accorde des volumes que la nature n’est plus capable de fournir… Jusqu’à l’assèchement” F. Bailly, son Président : ” Il est inadmissible qu’on arrête l’irrigation depuis les rivières alors qu’on l’autorise dans les nappes ! Ce sont elles qui font couler les rivières. Et il faut plafonner les prélèvements, parfois disproportionnés selon les attributions”. “On refuse de regarder la réalité en face”, conclut-il.
  • Cette étude HMUC n’a pas encore produit tous ses résultats. Grand Poitiers demandait d’attendre les résultats de cette étude, avant d’engager tout projet de construction de retenues. Aujourd’hui, on nous demande de nous prononcer avant les résultats, et on nous dit même que les chantiers commenceront peut-être avant les résultats.
  • Le protocole dit, c’est souligné dans la délibération, que les résultats “seront pris en compte”, dès la tranche 1. Or, on sait, d’après les premiers éléments qu’a laissé filtrer cette étude, que ses résultats vont être très nets : ” l’eau en abondance, c’est fini “. Les résultats vont démontrer que l’état non seulement futur mais actuel de la ressource est trop fragile, que nos prélèvements actuels sont excessifs, et cet état ne permet même pas de sécuriser l’approvisionnement en eau potable, compétence de Grand Poitiers.
  • Et donc ? Donc, deux options s’offriront à nous :
    • Soit, engager la construction de retenues géantes, mais qu’on ne pourra jamais remplir. Une gabegie en termes d’argent public, une décision irréversible en termes d’impact sur l’environnement.
    • Soit, on les remplira, à grands renforts de dérogations, malgré la faiblesse de la ressource en eau, comme cet été. Plutôt que d’accompagner l’évolution des pratiques, vers une agriculture plus résiliente, on remet ici une (grosse) pièce dans un modèle excessivement consommateur, on entretiendra l’illusion que le modèle agricole des cinquante dernières années a de l’avenir devant lui. Et ce faisant, on entretiendra notre vulnérabilité. Oui, parce qu’on parle toujours de la responsabilité des principaux consommateurs d’eau ( pour rappel, dans l’ordre des volumes consommés : 1) Agriculture, 2) Production d’énergie, donc Civaux 3) Consommations domestiques ). Plutôt qu’en termes de responsabilité, je vous en parle aujourd’hui en termes de vulnérabilité : plus on dépend de l’eau, plus la menace sur la ressource nous rend vulnérables. Et le système agricole entretient cette vulnérabilité. Il ne s’agit pas de culpabiliser individuellement les exploitants : on sait bien que la PAC valorise bien plus, aujourd’hui, l’agriculture au regard de son rendement, plutôt que l’agriculture au regard de sa contribution à la création d’emplois, à la contribution aux filières locales, à la reconquête de la biodiversité. On sait que les assurances agricoles conditionnent parfois leurs services à un accès garanti à l’eau. Mais, avec ce protocole, et malgré les avancées obtenues par Grand Poitiers telles que soulignées dans la délibération, on manque une opportunité de tenter de faire évoluer structurellement le système, et, plutôt que de le réorienter, plutôt que de lui permettre d’anticiper et de s’adapter, on l’encourage.

Bref, aujourd’hui, demain, nous allons donc devoir faire face à la gestion de la carence durable de la ressource en eau, qui ira croissante.

Face à cela, quelles doivent être nos exigences politiques ?

1 – D’abord, une vision globale de la ressource en eau.

Le Code de l’environnement nous indique clairement une priorisation à adopter dans les usages de l’eau : d’abord, l’eau potable, puis l’eau pour le bon état écologique des milieux, l’eau pour l’agriculture, puis enfin l’eau pour l’industrie. Cette priorisation est particulièrement importante à l’heure où nous aurons moins d’eau, et que le partage sera donc d’autant plus difficile.

Depuis 2017, la loi oblige chaque territoire à construire un PTGE : Projet Territorial pour la Gestion de l’Eau, qui englobe tous ces usages, à partir de la fameuse étude HMUC. Avant des protocoles propres aux autres usages. Mais ici, dans la Vienne, l’Etat nous dit : le « PTAI vaudra PTGE », c’est-à-dire que ce sont les usages des environ 120 exploitations raccordées qui sera le point de départ du partage de l’eau, à l’échelle du bassin.

Ce qu’on peut dire en plus de cette délibération, c’est donc que le PTGE est plus qu’une « attente » de Grand Poitiers, c’est normalement un préalable indispensable à la répartition des volumes d’eau en fonction des différents usages. C’est d’ailleurs ce qu’a répondu la Secrétaire d’Etat à l’écologie à Lisa Belluco, députée de la Vienne : « Vous avez raison, il faut des PTGE et je regrette que la Vienne n’en ait pas. »

2 – Ensuite, la priorité, comme toujours, c’est la sobriété = réduire nos besoins.

Ce qu’on peut dire en plus de cette délibération, c’est que le protocole ne comprend que peu d’engagements sur la réduction globale de la consommation en eau, sur l’évolution à la baisse de la surface d’agriculture irriguée.

Il est même à craindre que l’eau étant plus disponible grâce aux prélèvements hivernaux, la surface irriguée globale augmente, à rebours total des exigences de réduction de notre dépendance à la ressource en eau. Le protocole aurait pu conditionner l’accès à l’eau au non-développement des cultures fortement consommatrices d’eau, comme le maïs.

3 – Ensuite, qui dit moins d’eau, dit la partager mieux.

Ce qu’on peut dire en plus de cette délibération, c’est que le protocole ne concerne qu’une partie des usages de l’eau, mais aussi qu’une partie minime des agriculteurs du territoire. Aujourd’hui, il y a 2000 agriculteurs sur le Bassin du Clain, dont 340 irrigants, dont 160 sont adhérents aux coopératives qui portent les projets, dont seulement 119 qui seront directement raccordés aux retenues. Soit 17% de la Surface Agricole Utile.

Pourquoi c’est important, au regard des compétences de Grand Poitiers ?

Parce-que :

  • Les engagements prévus pour la reconquête de la qualité de l’eau ne concernent donc que moins de 20% de la surface agricole utile : avec une aussi petite surface peut -on renverser la tendance en matière de qualité de l’eau ? L’eau potable en particulier, dont Grand Poitiers a la responsabilité.
  • Pour la mise en œuvre de notre PAT, nous avons besoin que chacun des agriculteurs du territoire ait accès à l’eau. Mais ce modèle part du principe inverse : soutenir, avant tout, l’agriculture irriguée dont on sait qu’elle est fortement exportatrice. Le protocole ouvre la possibilité que soient raccordées aux retenues de nouvelles exploitations prioritaires dans le PAT, c’est à souligner, et c’est la preuve de la combativité de Grand Poitiers.

L’eau doit être partagée de manière équitable entre tous les usages, entre toutes les exploitations, et encourager les pratiques les plus résilientes. Et je le redis ici haut et fort, si cela était nécessaire : nous ne sommes pas opposés au principe des retenues. Toute agriculture a besoin d’eau, et donc toute alimentation humaine, pour être produite, a besoin d’eau. Si le protocole avait proposé des retenues plus modestes, mieux réparties sur le territoire, qu’elles soutenaient prioritairement les filières à forte valeur ajoutée pour le territoire et résilientes au regard du changement climatique, notre position serait différente.

3 – Enfin, nous avons besoin que l’Etat soit garant de ce partage équilibré de la ressource, garant de la démocratie autour de cette ressource vitale qu’est l’eau, et de l’intérêt général.

Et ce qu’on peut dire en plus de cette délibération, c’est que ce protocole n’a pas l’aval des principales parties prenantes.

« Aujourd’hui, la lecture de la dernière version du protocole, renforce notre inquiétude sur les conséquences pour le territoire d’un tel protocole qui apparaît aujourd’hui validé de façon quasi unilatérale car déjà publié sur le site de la préfecture de la Vienne ». L’auteur de ces propos, la semaine dernière, c’est le Président de la Chambre d’agriculture lui-même.

Faire un protocole, pour l’agriculture irriguée, contre l’avis des représentants institutionnels du monde agricole, pour à peine 6% des agriculteurs du bassin, et faire croire au passage que ceux qui sont contre le protocole sont contre l’agriculture, c’est quand même fort !

Je suis loin de partager tous les arguments exprimés par la Coordination rurale, mais je les rejoins sur l’importance du partage de l’eau entre tous les agriculteurs, et je considère que le rôle de l’Etat est de respecter ses interlocuteurs institutionnels, en premier lieu les chambres consulaires.

D’autres structures, qui sont des partenaires de nos institutions comme la Fédération de Pêche, les associations environnementales, mais aussi l’Etablissement Public Territorial de Bassin ont exprimé de fortes réserves sur ce protocole.

Ce que la délibération mentionne clairement, pour finir, c’est que le Groupement d’Intérêt Public, qui est censé assurer le suivi des engagements, leur contrôle, les ajustements éventuels, est insuffisamment défini.

La Chambre d’agriculture, encore : « Le GIP : n’existe pas encore et l’écriture de sa convention de constitution n’est pas claire. Agit-il en réalité au nom exclusif de l’Etat pour contrôler les engagements des agriculteurs engagés et préparer les sanctions que s’engage à prendre l’Etat et les SCAGE ? »

Une gouvernance réellement partagée, oui, nous sommes pour. Mais nous ne sommes pas pour une instance pour l’instant floue, dans sa gouvernance, dans ses moyens, qui ne met en aucun cas entre les mains des agriculteurs, des producteurs d’eau, des collectivités, des citoyens, ce qui compte, c’est-à-dire le suivi des engagements, l’évaluation des résultats obtenus, et l’attribution des ressources en eau en fonction.

Le risque est que tout cela reste, infine, entre les mains d’une politique gouvernementale qui ne change pas : celle qui a cet été accordé des dérogations à tour de bras alors que nous étions en permanence en situation de crise, tout en appelant les citoyens et les collectivités à la sobriété, nous qui représentons moins d’un tiers des usages. On remplira les retenues géantes, en disant « ce serait quand même dommage, maintenant qu’on les a, de ne pas s’en servir ! » Et on continuera à autoriser un volume de prélèvements supérieur à ce que le milieu peut supporter. C’est peut-être le problème le plus fondamental de ce protocole : son cadre est trop fragile pour donner confiance en ses engagements.

 

 

Ainsi, nous voterons POUR cette délibération, dans la mesure où elle permet a minima de ne pas rendre Grand Poitiers signataire de ce protocole. Un protocole qui n’offre pas les garanties suffisantes en matière de sobriété, de partage de l’eau, de gouvernance. Et donc, en matière d’écologie, de justice, de démocratie.

J’espère, très sincèrement, que ce protocole permettra d’assurer une transition rapide, et durable, des usages agricoles de l’eau.

Mais je crains, malheureusement, que le temps démontrera que les risques que font peser ces projets sont bien plus forts que les premières alertes exprimées dans cette délibération : accélération de la fragilisation des milieux aquatiques, menace sur notre approvisionnement en eau potable, menace sur le partage démocratique et apaisé de la ressource en eau. Car lorsque certaines exploitations disposeront de réserves géantes et pas les autres, comment vont réagir ces “autres”, face à cette inégalité criante d’accès à l’eau ? Lorsque l’eau potable sera rationnée, comme ça a risqué d’être le cas cette année, comment pensez-vous que vont réagir les citoyens, face à cette ressource en eau réservée à quelques-uns, dont la production n’approvisionne majoritairement pas nos cantines ?

Il est tout aussi urgent d’assurer la résilience de nos systèmes agricoles, que notre résilience sociale. Et passer en force, un tel projet, me semble extrêmement risqué pour la cohésion et la sécurité que nous devons pourtant garantir autour de la première de nos ressources vitales : l’eau.

John Doe
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