Numéro 3 de la Revue Propos – “Ecologie et pouvoir”

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En tant que responsable politique, vous exercez (ou avez exercé) le pouvoir. En tant qu’écologiste, diriez-vous que le rapport avec la notion de pouvoir diffère des autres cultures politiques et en quoi ? Selon vous, l’écologie politique peut-elle porter, et dans quelles conditions, un rapport au pouvoir exempt de domination ?

L’écologie vise l’harmonie entre tous les êtres vivants, et avec la nature. Sur le principe, de même qu’elle s’oppose à l’idée de toute-puissance humaine sur la nature et les vivants, je crois que l’écologie politique doit se démarquer d’un pouvoir associé à l’idée de toute-puissance d’un individu, ou d’un groupe d’individus.

Des penseurs écologistes comme I. Illitch ou A. Gorz nous éclairent sur la notion de pouvoir. Pour eux, l’écologie politique défend une position radicalement démocratique, face aux approches technocratiques, qui tendent à abolir la tension constitutive du politique : celle entre le droit à l’autonomie de l’individu, et l’intérêt de la société dans son ensemble. Plus la technique, plus l’expertise, non maîtrisables par le commun des mortels, sont fortes dans la détermination de la société, plus le périmètre du politique se réduit, et plus les citoyens sont dépossédés d’autonomie et donc de pouvoir. Et plus le risque d’une domination des experts, ou potentiellement d’un Etat autoritaire, est fort. Faire advenir notre projet écologiste est indissociable d’un nouveau contrat social, reposant sur la participation de chaque citoyen, sur la maîtrise des outils conditionnant notre vie biologique et organisant notre vie sociale, tout en acceptant de vivre avec la part d’imprévisibilité de la nature et des sociétés, un ensemble d’éléments sur la base desquels construire sur des choix collectifs éclairés.

Ainsi, j’ai la conviction que construire une société écologique, ça passe par un système démocratique à l’image de cette harmonie recherchée : un système qui vise la coopération plutôt que la compétition ou le rapport de force ; un système qui recherche la participation et l’émancipation de chacun plutôt que la domination ; un système qui cherche à rassembler plutôt qu’à diviser ; un modèle du cercle, plutôt que de la pyramide ou des blocs opposés.

Ainsi, le pouvoir version écolo se marie assez mal avec les incarnations autoritaires et descendantes, individuelles, ou virilistes. L’autoritarisme me semble en outre un risque fort : le sentiment d’insécurité croissant lié aux crises menace de raviver les aspirations à un « homme fort », à une reprise en main autoritaire, comme seule garantie d’une sécurité collective. Nous avons la responsabilité de porter une alternative démocratique robuste.

A propos des pratiques que nous portons à Poitiers, nous nous inspirons du modèle de la sociocratie : un système solide, dans lequel chacun est reconnu dans sa capacité à comprendre et agir pour l’amélioration du bien commun. Dans ce modèle, le pouvoir est partagé. Mais attention, le pouvoir n’est pas affaibli pour autant. Consacrer de l’énergie à la construction de positions collectives, c’est gagner beaucoup en puissance, et aller vers un pouvoir décuplé car collectivement porté. Ainsi celui (ou celle !) qui est investi du maximum de pouvoir a une double responsabilité : celle de construire et garantir ce pouvoir collectif, en interne ; et celle de catalyser et porter fortement ces positions en externe, en somme construire et maintenir le cap, en embarquant largement dans son sillage.

Et cela ouvre sur l’extérieur. Il serait limitatif de cantonner le pouvoir à l’exercice des responsabilités. Le pouvoir est aussi à considérer sous l’angle des rapports sociaux, des évolutions culturelles, comportementales… Dans notre position encore « pionnière », notre premier pouvoir, en tant qu’écologistes aux responsabilités mais aussi que mouvement politique, est d’impulser le changement culturel, et d’élargir notre sphère d’influence. Au risque sinon d’avoir du pouvoir institutionnel par-ci par-là, mais pas de puissance réelle. Dans un ouvrage sur la « mythocratie », Y. Citton écrit que « le pouvoir mérite moins d’apparaître comme ce qui empêche de faire ce qu’on veut, que comme ce qui invite à (vouloir) faire ce qu’on veut » : a le pouvoir celui qui a gagné l’attention des esprits, et impose peu à peu son cadre de pensée et d’action à la société. Ce champ d’action me semble vraiment l’étape indispensable dans la conquête du pouvoir par les écologistes.

 

Selon vous, comment s’exerce démocratiquement le pouvoir dans une société qui souhaite replacer l’humain au cœur du vivant ? Dans quelles conditions l’écologie politique peut-elle conduire selon vous à un exercice renouvelé du pouvoir, selon quelles singularités ?

 

Je dirais que c’est avant tout une posture, des valeurs : tendre vers une gouvernance horizontale, incarner une attitude d’écoute, d’humilité, d’ouverture, d’accompagnement du changement, et surtout de confiance en le fait que la société, que les citoyens, sont capables d’évoluer, et de prendre en main leur destinée.

C’est aussi une méthode, une forme de rigueur institutionnelle, intellectuelle, et aussi militante. Le partage du pouvoir, la responsabilisation des individus, ça se construit, ça se cadre, ça s’anime… et maintenir un pouvoir horizontal, c’est bien plus complexe qu’exercer un pouvoir pyramidal. A Poitiers, dans nos espaces militants comme municipaux, nous nous appuyons sur les méthodes de l’éducation populaire : des méthodes qui partent fondamentalement du principe que chacun peut se former, progresser, être acteur de sa vie et de sa communauté – et donc comprendre et faire sienne la centralité des questions écologiques. Comment ? Par des méthodes collectives, actives, qui prennent le temps de la formation, ouvertes à tous. Et par une nécessaire exemplarité démocratique et éthique.

Au-delà de l’interne, depuis des décennies nous savons que l’écologie s’invente dans les marges. Dans les ZAD, les tiers-lieux, tous les espaces d’expérimentation et d’innovation éducatifs, économiques, sociaux… Nous nous en nourrissons, et il est en notre pouvoir de permettre et encourager la porosité entre ces espaces de la marge souvent bien plus avancés que nous, et les espaces normatifs que nous conduisons. On en revient à l’opposition à la « toute-puissance » : le pouvoir n’est pas l’omniscience, le pouvoir n’est pas l’exclusivité des inventions, des décisions. Le pouvoir se nourrit aussi de l’écoute des modèles émergents, et de la capacité que nous avons à leur permettre d’irriguer le système dans son ensemble.

Enfin, face aux blocages du système, face à la défiance généralisée envers le politique, il nous faut expérimenter, innover. Par exemple, mettre la question des communs ou du vivant au centre de démarches démocratiques nouvelles ; s’emparer de la justice comme levier d’action puissant.

 

 Selon vous, quels sont les paramètres au sein des institutions existantes de la 5e république et leur organisation actuelle qui facilitent la mutation écologique de la société ? Existe-t-il au contraire des dispositions et fonctionnements incompatibles avec la conduite du projet de transformation écologique ? Que proposeriez vous ?

 Si le modèle sociocratique peut largement inspirer des fonctionnements institutionnels locaux, il est difficile de le transposer à des échelles supérieures. Néanmoins, pour limiter au maximum les rapports de domination, l’objectif doit être de tendre vers des institutions qui répartissent et garantissent une concentration du pouvoir la plus faible possible, pour des politiques publiques réellement représentatives des enjeux de la société. Avec la démocratie représentative au niveau national et européen, nous pouvons faire mieux, pour redonner du pouvoir aux représentants du peuple.

Force est de constater que nous sommes en recul sur la concentration des pouvoirs. Outre la Ve République démesurément présidentialisée, dans la pratique le Parlement est aujourd’hui totalement méprisé dans son rôle, que nos institutions ne protègent pas assez. Parmi les évolutions institutionnelles qui me sembleraient saines : une inversion du calendrier et du mode électoral entre l’élection présidentielle et législative, pour avoir un parlement souverain, et un exécutif qui tire sa légitimité des représentants du peuple. Je déplore par ailleurs le mépris total de la Convention Citoyenne pour le Climat : nous avons besoin de ces espaces nouveaux de lien entre des aspirations citoyennes, a fortiori lorsqu’elles étaient comme ici accompagnées de manière solide, et les pouvoirs exécutifs et législatifs. Le mépris de la parole donnée et des travaux réalisés, qui témoignaient d’une vraie maturité citoyenne vis-à-vis de l’urgence environnementale, est une occasion manquée, autant qu’une dangereuse source supplémentaire de défiance envers le politique.

En tant que Maire, je constate aussi cette concentration des pouvoirs au niveau de l’Etat, autant qu’un éloignement des institutions. Alors que les tensions se manifestent avant tout au niveau local, alors que l’innovation, y-compris écologique, naît souvent du terrain, la re-centralisation des lieux de décision à Paris ou dans les métropoles induit une déconnexion des réalités. Alors que la puissance du service public se nourrit du lien avec les citoyens, la numérisation des services publics et la disparition de tout contact physique entre les institutions républicaines et les citoyens entretiennent la distance et donc la défiance. C’est aussi en lien avec le pouvoir des experts que je dénonçais. Face à l’urgence de la cohésion républicaine, face à l’urgence de lutter contre les isolements dangereux tant ils peuvent conduire aux extrêmes, je plaide pour un nouvel acte de ré-humanisation des services publics. Je plaide pour un retour vers le terrain et l’humain : un nouvel acte de la décentralisation, pour donner plus de pouvoirs aux collectivités, mais avant tout, une déconcentration des pouvoirs, des moyens, et de l’attention politique.

En outre, on observe un Etat, un secteur public au sens large, profondément délabré dans ses moyens sur le territoire, dépouillé de ses outils de planification de la transition écologique. La faiblesse des moyens publics, associé à la déconnexion des lieux de décision, organise structurellement l’impuissance des pouvoirs publics – et contraste fortement avec le discours de toute-puissance encore usité par nombre de politiques, donc encore attendu des citoyens.

Donc, prenons le pouvoir, et redonnons à la force publique les moyens d’agir !

 

 À l’heure des alertes lancées par le GIEC, le slogan « Penser global, agir local » vous paraît-il encore d’actualité ? À quelle échelle vous semble t-il le plus pertinent d’exercer le pouvoir pour faciliter la transformation écologique de la société et comment articuler les différents niveaux de décisions ?

Il est vrai que ce slogan est mis à rude épreuve par les crises environnementales, mais aussi sociales et sanitaires : à crise globale, réponse globale. Nous n’endiguerons pas la crise climatique dans la justice sociale si nous ne nous coordonnons pas dans une gouvernance mondiale. Je plaide pour pas « jeter les COP avec l’eau du bain » : le périmètre est bon, elles sont inefficaces parce-qu’aucune volonté politique collective d’y arriver ne préside.

Les échelles du pouvoir sont complémentaires entre elles. L’Etat, les régions, ont ou pourraient avoir une puissance de feu en matière de politiques publiques importantes pour l’écologie (mobilités, transition énergétique, transitions de l’économie…). 

L’échelle locale, les Mairies avant tout, c’est l’échelle du quotidien : je suis convaincue que c’est avant tout à ce niveau-là que se jouent les évolutions culturelles, là où les grandes visions écologistes se nichent dans les questions d’aménagement de rues, des cours d’école, où le projet écologiste s’explique patiemment dans les réunions publiques de quartier, sur les marchés, au bord des stades. C’est aussi à cette échelle-là que peut se reconstruire la confiance en l’action politique, et la confiance en les élus écologistes, sans laquelle nous ne parviendrons pas à embarquer massivement. 

De plus, plus ça va aller, plus les questions d’adaptation au changement climatique vont s’imposer. Et les échelles de l’adaptation, c’est à mon sens la Région (cf les travaux sur les Biorégions), et la commune. D’un point de vue très pratique, pour organiser la résilience, préserver l’accès aux ressources essentielles, adapter nos cadres de vie ; et d’un point de vue plus empathique : l’échelle qui protège, l’échelle qui rassure, c’est la commune. 

Aujourd’hui, la sur-concentration des pouvoirs et de l’attention politique autour de l’exécutif national, y-compris dans nos mouvements, n’est juste ni par rapport à la réalité de l’action de terrain, ni par rapport aux enjeux de demain. Déconcentrons notre regard, décentralisons les lieux de décision, donnons à chaque échelle les moyens d’agir, et, en tant que mouvements écologistes, faisons de notre ancrage durable dans les territoires une réelle priorité.

 

Au pouvoir, comment combinez-vous urgence écologique, libertés, égalité et solidarité ? Quelles sont pour vous les priorités de la République écologique ?

A Poitiers, comme dans de nombreuses villes, nous conduisons une action fondée sur 3 piliers : écologie, justice sociale, démocratie, dialoguant en permanence entre eux. Au coeur de tous ces enjeux, j’accorde une importance particulière aux enjeux de cohésion sociale, dont la République doit être garante : savoir « vivre ensemble » est une condition indispensable à la conduite des changements radicaux dont nous avons besoin, dans l’apaisement social, et en démocratie. Pablo Servigne a montré combien les sociétés les plus résilientes étaient avant tout les plus coopératives, les plus solidaires.

 

L’écologie politique est-elle soluble dans la gauche, doit-elle la rassembler ou la réinventer ?

Les urgences écologiques, les crises sociales, la résurgence des aspirations autoritaires, bouleversent tous les projets politiques : droite, gauche, écolos, tous les mouvements politiques doivent faire leur aggiornamento. Oui, même nous : hier lanceurs d’alerte, qui avions raison avant tout le monde, mais aujourd’hui, demain ? Alors que les bouleversements écologiques sont là, sur le long terme, quel projet de société portons-nous pour 2050 ? L’écologie doit à mon sens davantage s’incarner dans des questions sociales, qui prolongent l’héritage de la gauche, mais qui se renouvellent à l’heure où, d’une part, les impacts des crises environnementales touchent avant tout les plus fragiles, et où d’autre part, l’immobilisme du système face à ces crises sera de plus en plus une question de défense des privilèges d’une minorité. Comment conduire les transitions dans la justice sociale, comment renforcer la démocratie en y ramenant ceux qui en sont le plus éloignés, comment faire en sorte de maintenir loin les extrêmes dans un contexte anxiogène qui ravive le besoin primaire de sécurité : ces questions doivent (re)devenir centrales. Mais nous pouvons garder ce « coup d’avance », en prenant le lead pour rebâtir ce logiciel de gauche au prisme d’un monde désormais dominé par les crises écologiques.